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Nouvelles règles budgétaires européennes : des mesures irréalisables et irresponsables

Nouvelles règles budgétaires européennes : des mesures irréalisables et irresponsables

Les nouvelles règles budgétaires que l’Europe entend imposer à partir de cette année aux États membres ne constituent en rien une amélioration par rapport aux règles actuelles. L’Europe se tire tout bonnement une balle dans le pied.

 LARS VANDE KEYBUS - Économiste au service d’étude de la FGTB

19 février 2024

Les nouvelles règles budgétaires que l’Europe entend imposer à partir de cette année aux États membres ne constituent en rien une amélioration par rapport aux règles actuelles. L’Europe se tire tout bonnement une balle dans le pied.

Avec les nouvelles règles budgétaires en présence, les pays dont les taux d’endettement et de déficit sont élevés seront contraints de réduire leurs dépenses publiques et leurs investissements à très court terme. Ce faisant, l’Europe risque de se tirer une quadruple balle dans le pied : ralentissement du développement économique, éclatement social, retard de la transition verte et moindre compétitivité sur la scène mondiale.

Cela soulève de très nombreuses questions. Pourquoi n’y a-t-il pas de débat public politique démocratique sur un sujet aussi fondamental ? Et comment l’effort qui sera requis de la part de la Belgique sera-t-il réparti entre les différentes entités ?

UNE MENTALITÉ D’APOTHICAIRE APRÈS LA CRISE FINANCIÈRE DE 2009

Revenons d'abord à 2009. La crise financière s'est répercutée sur les finances publiques de très nombreux États membres. Quelques pays, en particulier dans le Sud de l’Europe, ont été contraints de consentir des économies drastiques. Les conséquences économiques et sociales ont laissé des cicatrices, toujours bien visibles. Au lieu de prendre le monde financier à bras-le-corps et de le réguler en profondeur, les législateurs européens ont surtout porté leur regard sur les budgets des États membres.

À partir de 2011, des règles sont entrées en vigueur pour renforcer les normes de Maastricht et les rendre contraignantes. Des règles quantitatives ont été imposées pour ramener les dettes sous les 60 % et les déficits budgétaires sous les 3 %. Des amendes potentielles ont été prévues. Les conséquences ont été immédiates : sous la pression des marchés financiers, les États membres, placés sous surveillance renforcée, ont tenté d'appliquer rigoureusement les nouvelles règles d’austérité. D'autres États membres ont fait preuve de rigueur, à titre préventif. Tout étudiant en première année d’économie sait ce que l'on entend par « politique procyclique » : pousser une mauvaise situation économique plus loin dans l’abîme en ôtant des ressources de l’économie. Conclusion : à partir de 2012, l’économie européenne s'est précipitée dans une récession à « double creux », dont elle ne s’est relevée que lentement.

Très vite, les règles budgétaires se sont avérées politiquement irréalisables. L’Espagne et le Portugal ont bénéficié d'un répit supplémentaire en 2016 pour aligner leurs budgets, la Commission européenne, en la personne du commissaire de l’époque, Pierre Moscovici, ayant indiqué que ‘EU budgetary rules have become overly complicated, clouding their application’. Des règles ne pouvant être expliquées à la population et, dès lors, inapplicables. L’explication du président de la Commission, Jean-Claude Juncker, concernant l'absence de sanctions contre la France, est légendaire : « parce que c'est la France ». Avec sa mentalité d’apothicaire, le ministre néerlandais des Finances, Jeroen Dijsselbloem, s'est assis plusieurs fois à la table des ministres européens en tapant du pied.

COVID-19 : SUSPENDRE ET FAIRE PLACE NETTE ?

C'est alors que la Covid-19 est entrée dans la danse. L’arrêt de la vie publique a créé un besoin sans précédent d'intervention des pouvoirs publics : des milliards d’euros d'allocations de chômage temporaire et de soutien aux entreprises fermées ont fait basculer tous les budgets dans le rouge. Les règles budgétaires européennes ont été immédiatement suspendues et un fonds de relance a été mis en place depuis l’Europe. Après l'invasion russe de l’Ukraine et la crise de l’inflation qui s’en est suivie, les règles budgétaires ont été mises au frigo, avec l’ambition de les mettre à jour d'ici le début de l’année 2024.

En novembre 2022, la Commission européenne a mis sur la table ses principes de base en vue d'une réforme. Les ambitions ne sont pas des moindres. Les nouvelles règles budgétaires seraient plus claires, plus simples, plus équitables et plus flexibles. Elles devraient permettre des investissements supplémentaires et être plus « spécifiques au pays » afin d’être mieux soutenues par les États membres. Des ambitions de nature à rendre enthousiaste.  Mais comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Sur la base d'une évaluation et d'une simulation du Bureau fédéral du Plan, la sonnette d’alarme a été tirée à plusieurs reprises début 2023. Si l’on s'appuie sur les seules données de base, le Bureau fédéral du Plan est parvenu à une conclusion importante : pour un pays comme la Belgique, les nouvelles règles budgétaires européennes ne seraient en aucun cas moins strictes que les règles existantes. Les politiques et commentateurs ont cependant laissé passer la nouvelle comme une vache qui regarde passer les trains.

La proposition concrète de la Commission européenne est arrivée sur la table en avril 2023. Le moulin administratif européen s'est alors mis en mouvement, avec l’ambition de parvenir à un texte final avant la fin de l’année 2023. À la surprise générale, le Conseil comme le Parlement ont durci les propositions. Il y a quelques semaines, ils sont parvenus à un compromis. C'est alors que la bombe a éclaté.

PAS DE CAROTTE, MAIS UN BÂTON

Les institutions européennes sont parvenues à un texte manifestement contraire à ses objectifs de départ.

Concrètement, cela signifie ce qui suit : Les États membres dont la dette est supérieure à 60 % ou dont le déficit budgétaire est supérieur à 3 % se voient imposer une « trajectoire de référence » de quatre ans. Au cours de cette période, il s'agit de réduire la dette publique et de ramener coûte que coûte le déficit budgétaire sous la barre des 3 %. Alors qu'aucune valeur de référence n'a été reprise dans les textes originaux, la dette doit diminuer d'au moins 1 % par an et le déficit doit retomber à 1,5 %. Cela implique un durcissement de la norme de Maastricht. Lors de l’élaboration de cette trajectoire, l’État membre doit également considérer le moyen terme. Pour cette période aussi, il convient de garantir que la dette et le déficit restent stabilisés sans mesures supplémentaires. Pour la Belgique, cela signifie que la trajectoire budgétaire de quatre ans doit déjà tenir compte de la hausse des coûts du vieillissement au cours des dix années suivantes.

La « trajectoire de référence » dont il est question est définie par la Commission européenne sur la base d'une norme de dépenses nette. L'accent est donc mis entièrement sur les économies. Les progressistes ont insisté ces derniers mois pour que les investissements verts et sociaux soient retirés de cette norme de dépenses, mais les textes n’en font pas mention.

Quatre ans pour redresser le budget, donc. Un État membre peut demander à la Commission européenne d’allonger ce délai de 3 ans. Mais les choses ne sont pas si simples. Il doit, pour ce faire, mettre des réformes sur la table. Des réformes qui doivent s'aligner sur les recommandations annuelles par pays de la Commission et sur les réformes prévues par le Fonds européen de relance économique. Ce dernier point vous rappelle peut-être quelque chose. L’Europe retient encore près de 900 millions d’EUR de fonds jusqu'à ce qu’elle juge « suffisante » la réforme des pensions de l'été dernier. Un avant-goût, donc, de ce qui attend un gouvernement belge lorsqu'il voudra rendre sa trajectoire budgétaire un peu plus supportable. Ainsi, le versement d'une dernière tranche en 2026 est lié à une réforme fiscale devant obtenir le feu vert de l’Europe.

FAUT-IL SE METTRE EN QUÊTE DE 30 MILLIARDS D’EUROS ?

L'impact du nouveau cadre budgétaire est indéniablement lourd. Une trajectoire est proposée pour la Belgique, qui part d'un effort annuel d’1 à 1,2 % du PIB alors que la trajectoire de référence est de quatre ans. Concrètement, cela signifie que d'ici 2029, la Belgique devra fournir un effort budgétaire de l'ordre de 25 à 30 milliards d’EUR. Les estimations proviennent de l’Institut Bruegel, mais ont depuis été confirmées dans les milieux gouvernementaux. Si la Belgique parvenait à allonger la trajectoire budgétaire à sept ans, cet effort serait étalé, mais ne serait finalement pas moins lourd en euros.

Il ne faut pas être un spécialiste des finances publiques pour se rendre compte qu'il s'agit là d'une mission quasi impossible. Cela revient à devoir trouver plus de six milliards par an, qui s'ajoutent donc aux économies de l’année précédente. Le budget du gouvernement fédéral avoisine les 280 milliards d’EUR. La moitié de cette somme est consacrée à la sécurité sociale : 70 milliards sont affectés chaque année aux pensions, 15 milliards aux allocations de maladie et d’invalidité, 38 milliards aux soins médicaux et 6 milliards aux allocations de chômage. Que fera le prochain gouvernement ? Supprimer la moitié des pensions ? Mettre fin à toutes les interventions en matière de soins de santé ? Une fois de plus, les règles sont irréalisables et irresponsables, tant sur le plan social que politique. Quel politique s’aventurera sur cette voie ?

L’UE ET SON DOUBLE VISAGE

Plus de flexibilité et de place pour l’investissement, tel était le point de départ de la réforme. Le règlement mentionne cinquante-deux fois le mot « investissements ». Cette inflation de mots cache le fait que les normes budgétaires strictes empêchent les États membres d'investir efficacement. En effet, la norme de dépense est définie de manière très stricte. Seules les dépenses liées aux programmes (co)financés par l’UE, les dépenses liées au chômage cyclique et certaines mesures ponctuelles et temporaires échappent à la norme. Pas question donc d'investir dans le climat, la transition ou les dépenses sociales dans le cadre du pilier des droits sociaux. Chaque État membre ayant revendiqué une exception différente à la règle, il a été décidé de n’en autoriser aucune, en définitive.

Et puis, il y a les aspects sociaux. Le texte regorge de références au pilier des droits sociaux et à la nécessité d'une convergence sociale entre les États membres, mais comme c'est le cas pour l'investissement, l’aspect social n'est pas du tout activé de manière concrète. Certes, les États membres doivent faire rapport à ce propos, mais en quoi consistera ce rapport ? Une liste des économies réalisées au niveau de la sécurité sociale ? Cependant, le non-respect de la trajectoire d'épargne entraîne des amendes, dans le cadre de la « procédure concernant les déficits excessifs ». L’UE est un personnage à deux visages qui, d'un côté, prône le progrès social et la transition verte mais qui, de l’autre, écrase toutes les ambitions dans ce domaine par des normes budgétaires strictes.

ET MAINTENANT, COMMENT PROCÉDER ?

Les conséquences potentielles sont importantes. L’effet direct - comme l’a démontré la crise financière - sera une baisse de la croissance économique et de l’emploi. Cette politique est indéniablement procyclique : elle affaiblit l’Europe en période de croissance économique incertaine et de taux d'intérêt élevés. L’Europe risque également d’accumuler des années de retard dans la transition verte et numérique. Alors que de l’autre côté de l’océan, près d'un millier de dollars est injecté dans des projets liés à l’énergie et au climat, en Europe, les États membres doivent freiner des quatre fers. Cela affectera notre compétitivité sur la scène mondiale, ce dont l’Europe a conscience, malgré tout. Autre conséquence  : les ambitions dans le domaine social risquent de rester lettre morte. Comment atteindre ses objectifs en matière d'éducation, de lutte contre la pauvreté ou d’inégalité hommes-femmes si l’on a les mains liées dans le dos au niveau budgétaire ?

Sommes-nous alors favorables au laisser-faire en la matière ? Non, l’explosion des dettes publiques est un facteur de déstabilisation. Mais notre plus grand défi actuel n'est pas la viabilité de la dette publique. Notre économie a besoin d'une productivité accrue. Cela ne peut se faire que par des investissements massifs de la part des pouvoirs publics – R&D, éducation, infrastructures publiques – et du secteur privé. Si ces investissements publics ne sont pas réalisés, l’Europe deviendra effectivement le « vieux continent ».

L’Europe progressiste ne doit pas se résigner aux projets actuels. Il est tard, mais pas trop. Le vote aura lieu à la mi-mars. Les trajectoires budgétaires devraient être étalées sur une période plus longue et tenir compte de la conjoncture économique. Les objectifs stricts allant au-delà des normes initiales de Maastricht devraient être abandonnés. L’Europe devrait prendre elle-même des initiatives supplémentaires en investissant dans des objectifs européens communs en matière de climat et de transition, et redoubler d’efforts pour atteindre les objectifs fixés dans le cadre du pilier européen des droits sociaux.

Si la réduction de la dette doit être discutée, elle nécessitera également un dialogue entre les niveaux politiques belges sur sa répartition équitable. Toute discussion à ce sujet a été absente pendant des années lors de la définition du programme de stabilité. La dette publique de la Belgique s'est principalement constituée au début des années 1980, lorsque la plupart des compétences et des recettes étaient aux mains du gouvernement fédéral. Depuis, les compétences et les recettes afférentes ont été transférées aux autorités régionales, tandis que la dette publique et les charges d'intérêt sont restées fédérales. Leur réduction ne peut être imputée unilatéralement au gouvernement fédéral.

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